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17359 juin 2009 — Il est vrai qu’il nous manquait d’avoir le mot de celui dont l’ombre étrange, parce qu'ambiguë finalement, recouvre, quoi qu’on en veuille, toute notre époque. Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev nous parle donc, d’aussi loin que de son accession au pouvoir, dans cette année 1985 qui est le pivot de la période, tant 1985 a fait pivoter le monde. Tous comptes faits, 1985 est bien plus le pivot que ne l’est 1989, avec la “chute du Mur”, qui s’avère aujourd’hui un faux-semblant, un leurre, notre propre montage pour pouvoir nous exclamer que nous avions gagné, que nous avions restauré la liberté, donc que notre monde était bien “le meilleur des mondes”. Gorbatchev nous fait mesurer le chemin parcouru dans notre conscience avec l’entame de son texte du 7 juin 2009 dans le Washington Post, avec le titre bien trouvé (“Nous avons fait notre perestroïka. Il est grand temps que vous fassiez la vôtre”).
Donc, en 1990-1991, Gorbatchev parlait et nul ne l’écoutait. Aujourd’hui, bien entré dans le système (le circuit des conférences) pour pouvoir mieux le jauger, le juger et le vilipender, – seule tactique possible, en vérité, – Gorbatchev parle et tout le monde applaudit.
«Years ago, as the Cold War was coming to an end, I said to my fellow leaders around the globe: The world is on the cusp of great events, and in the face of new challenges all of us will have to change, you as well as we. For the most part, the reaction was polite but skeptical silence.
»In recent years, however, during speaking tours in the United States before university audiences and business groups, I have often told listeners that I feel Americans need their own change – a perestroika, not like the one in my country, but an American perestroika – and the reaction has been markedly different. Halls filled with thousands of people have responded with applause.»
Gorbatchev s’est toujours secrètement demandé s’il était un grand homme ou un dérisoire accident qui tombait à pic. Il a souvent cherché à s’expliquer, à se justifier, et l’on sent bien cette interrogation; de même a-t-il souffert, sans doute, de son extraordinaire impopularité (en Russie) qui l’a accompagné depuis sa chute, cette impopularité qui finirait par apparaître, tous comptes faits, comme un indice convaincant, par antinomie, de son importance historique cachée ou que nul ne tient vraiment à mesurer. Quoi qu’il en soit, il ne perd pas en lucidité avec l’âge.
Son texte est un bon résumé de son action; comment il se lança dans la mission de réforme du communisme et comment il découvrit qu’il s’agissait d’une impossible mission, alors que la messe était déjà dite; comment il fallait continuer pourtant, tant le rythme des événements l’emportait, lui imposait sa volonté; comment il se soumettait à la volonté de cette tempête, tentant avec une énergie parfois admirable, parfois dérisoire, de l’accompagner. Là-dessus, l’enchaînement jusqu'à nous est évident: est-il nécessaire de décrire l’éclat de la lumière qui vous éblouit? Qui ne sent, au fond de lui-même, disons avec ses tripes puisque le cerveau est réservé à la répétition inlassable du catéchisme conformiste du système, qu’en décrivant son œuvre de liquidation involontaire de la première moitié de la pomme pourrie, Gorbatchev décrit évidemment ce qu’il est impératif que nous tentions de faire pour nous-mêmes, – dito, liquider la deuxième moitié?
A part cela, Gorbatchev donne ses conseils, bille en tête: cassez-moi tout ça, on verra après ce qu’il y a lieu de faire… L'expérience, vous dit-on.
«The current global crisis demonstrates that the leaders of major powers, particularly the United States, had missed the signals that called for a perestroika. The result is a crisis that is not just financial and economic. It is political, too.
»The model that emerged during the final decades of the 20th century has turned out to be unsustainable. It was based on a drive for super-profits and hyper-consumption for a few, on unrestrained exploitation of resources and on social and environmental irresponsibility.
»But if all the proposed solutions and action now come down to a mere rebranding of the old system, we are bound to see another, perhaps even greater upheaval down the road. The current model does not need adjusting; it needs replacing. I have no ready-made prescriptions…»
Enfin, terminons cette rapide revue du texte du vieil homme par cette citation, qui reprend effectivement l’expression qui rythma les années-Gorbatchev: “la nouvelle pensée”… Nous nous y arrêtons parce qu’elle articule notre commentaire, – puisque commentaire il y a:
« However different the problems that the Soviet Union confronted during our perestroika and the challenges now facing the United States, the need for new thinking makes these two eras similar… »
“Nouvelle pensée”, effectivement, “nouvelle façon de penser”, “nouvelle utilisation de sa psychologie” et ainsi de suite… Effectivement, et nos lecteurs s’en doutent, nous avons un désaccord avec un aspect du discours de Gorbatchev. Lui-même, économiste d'inspiration sinon de formation, préféra toujours le terme perestroïka au terme glasnost. Le premier mot désigne la “réforme économique” qu’il tenta d’entreprendre et le second la “publicité” de la parole qui lui permit de tenter d’entreprendre. Dans son texte, il parle un peu de la glasnost, essentiellement de la perestroïka. Voici le seul passage concernant la première:
«We started with glasnost – giving people a chance to speak out about their worries without fear. I never agreed with my great countryman Alexander Solzhenitsyn when he said that “Gorbachev's glasnost ruined everything.” Without glasnost, no changes would have occurred, and Solzhenitsyn would have ended his days in Vermont rather than in Russia.»
Il est assez curieux que Gorbatchev continue à appuyer sur la perestroïka, après cet hommage profond mais rapide à la glasnost. La première nommée (mais la seconde dans l’ordre chronologique) échoua tandis que la seconde, première dans l’ordre du temps, réussit. Ainsi Gorbatchev peut-il écrire:
«Nevertheless, when I am asked whether perestroika succeeded or was defeated, I reply: Perestroika won, because it brought the country to a point from which there could be no return to the past.»
On comprend l’idée, certes, mais la description nous semble fautive; la perestroïka (la réforme économique) échoua mais cela importait peu parce qu’on était allé trop loin pour revenir en arrière, et l’on était allé trop loin à cause de la glasnost. La clef fut bien la glasnost.
(Aussi, cette faiblesse de compréhension de Gorbatchev de sa propre action explique-t-elle peut-être sa querelle avec Soljenitsyne, dont tant de choses le rapprochent par ailleurs. Soljenitsyne craignait le désordre dans la glasnost et Gorbatchev n’expliqua pas assez que ce désordre était un passage obligé pour libérer l’esprit de ses fers, pour le “déchaîner” au sens précis du mot. Ces deux jugements, comme la querelle, sont conjoncturels. Sur le terme et du point de vue historique, on peut avancer l’hypothèse que ces deux grands esprits se retrouveraient d’accord pour dire que ce qui fut fait devait être fait.)
Aujourd’hui, le cas est absolument similaire, totalement semblable dans la hiérarchie des pathologies, et donc dans la hiérarchie des remèdes. Il n’y a pas une crise qui peut être résolue par une réforme économique, ou une réforme politique, ou quoi que l’on veuille de semblable qui porte sur un des domaines où s’exprime la crise centrale, qui vaille qu’on en attende autre chose que des changements momentanés. Il n’y a pas de crise spécifique qui se suffise à elle-même, y compris dans son éventuelle résolution; les crises systémiques diverses qu’on identifie sont “systémiques” également et essentiellement parce qu’elles reflètent à leur manière la crise centrale, la crise au centre de tout; nommons-là, cette crise centrale, “crise de l’esprit” (Valéry) dans le sens de la crise de l’aveuglement de l’esprit, du refus de la réalité du monde, de l’abîme dans une schizophrénie universelle qui ne peut être soignée que par une glasnost absolument explosive. Notre KGB, c’est d’une part le conformisme de pensée que nous imposent “la servitude volontaire” (La Boétie) à laquelle nous consentons avec alacrité à l’égard du monde virtualiste que nous avons formé, d’autre part le virtualisme qui gouverne effectivement cette manufacture permanente d’un monde faux. Inutile d’ajouter que, à l’image de la supériorité du capitalisme sur le communisme, ce KGB-là est bien plus efficace que l’original.
Il n’est même plus question de morale, de vertu, d’idéologie ou d’idées tout court, etc., mais plus simplement de comportement vital. Notre crise est une crise du comportement, d’une façon d’être qui nous conduit à notre extinction, une crise qui a sa racine dans les attaques contre la psychologie que lance continuellement le système que nous avons nous-mêmes mis en place. Nous sommes dans une prison que nous nous sommes imposés à nous-mêmes, dont nous sommes les plus vigilants geôliers, les plus ardents censeurs. Gorbatchev est donc excellemment placés pour nous faire quelques remarques à ce propos mais peut-être n’a-t-il pas suffisamment mesuré la gravité du cas qui est le nôtre, infiniment plus grave que le cas soviétique puisqu’avec toute la pompe et les flonflons des libertés et de la démocratie pour nous dissimuler à nous-mêmes la moisissure vert de gris des murs de la prison.
Quoi qu’il en soit des réserves qu’on peut exprimer sur l’analyse qu’il fait de sa propre action, Gorbatchev reste un observateur privilégié, un de nos meilleurs éclaireurs de la réalité de notre crise. C’est aussi une rareté puisque ce “perdant” sur toute la ligne parvient à imposer silence à nos services de surveillance intellectuelle, et à disséminer ses quatre vérités. Gorbatchev est un fascinant personnage “maistrien”, une de ces personnalités assez rares capables de sentir plus ou moins distinctement l’importance des événements puisqu’il affirme implicitement toute sa propre importance au nom d’un échec conceptuel également affirmé et d’une déroute politique constante, entre 1985 et 1991. A ce compte et en laissant de côté le débat sur les mots mentionné plus haut, Gorbatchev nous dit in fine: “Effectivement, j’ai gagné parce que j’ai perdu” (puisque le vrai but, nous le savons maintenant de source sûre, était de liquider ce que je voulais sauver). Cette sorte d’humilité paradoxale est éminemment “maistrienne”, dans le sens où elle reconnaît la puissance des événements et tire toute sa gloire de s’être soumis à eux. Gorbatchev n’a pas le sens de la compétition ni le sens de l’expansion à tout prix, au sens libéral et libre-échangiste qui nous caractérise; il n’a que le sens de l’Histoire.
Voilà, – BHO a sa “feuille de route”. Ne reste pas dans l’Histoire qui veut, mais qui peut.
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